• Les nuits américaines sont sans étoile

    Les 11 fioretti de François d'Assise est un film de Roberto Rossellini. J'ai découvert, il y a peu, cette œuvre lumineuse (je me réjouis quand je pense à tout ce qu'il me reste à découvrir et de savoir que je n'en viendrai jamais à bout) et je souhaitais partager ici mon enthousiasme à travers trois plans. Juste trois plans !

    Le ciel et la terre. Le limon et l'éther. L'un et l'autre. L'un dans l'autre. Où l'un devient l'autre. Où l'un est l'autre.
    Il y a ce plan, au début, où les moines, quittant le monde institutionnalisé pour le vrai, libéré par le pape Innocent des chaînes qui les liaient à l'orthodoxie et du carcan de l'église, sous un déluge se recroquevillent contre des pierres, pans de murs délabrés. Le retour à la matrice. Le refuge au sein de la terre. Les hommes acculés se serrent, puisent leur force dans la chaleur de l'autre, la matière et la corporéité, alors que leurs visages sont englués dans le ciel, livrés aux trombes d'eau qui déferlent sur eux. Baptême, onction, purification. Le ciel leur tombe à proprement parler sur la tête. Le poids de la responsabilité qui leur échoit. Le prix de la liberté. Entre le ciel et la terre, la jonction se fait. La place est à la grâce. Un plan auquel répond un autre, à la fin du film, où dans une parfaite dialectique, symbole du chemin spirituel parcouru par Saint François et ses frères, l'on voit après qu'ils se soient fait battre et refouler par un homme auquel ils demandaient l'aumône, les corps enlisés dans la boue, avancer difficilement, alors qu'autour d'eux volent des flocons de pollen, comme des étoiles autour de leur tête. La pesanteur et la légèreté. Les personnages, malgré leurs pieds dans la glaise, semblent en suspension. Une éclatante lumière finit de les dématérialiser et d'emporter leur esprit par-delà les espaces aériens. La victoire de l'âme libre, délestée du soi, comme diraient les bouddhistes.
    Un troisième plan, central et à couper le souffle, reprend ce motif des étoiles. La séquence se déroule au milieu du film. Il s'agit de celle du lépreux, muette et tournée en nuit américaine (de jour, avec des filtres pour donner un effet de nuit). François prie au milieu de la nature, quand il entend la crécelle d'un lépreux. Il se porte à la rencontre de l'infortuné, qui semble tout droit sorti d'un film de Kurosawa, tel un de ces esprits ou protecteurs de la nature qui hantent l'œuvre du Japonais, et l'embrasse. L'un et l'autre sont gênés. On voit toute la maladresse du moine qui ne sait trop comment s'y prendre pour manifester sa compassion, son amour, sa fraternité, ainsi que la surprise du malade qui se demande s'il n'est pas tombé sur un fou, lui qui n'est pas habitué à ce genre d'effusions. François l'étreint, l'autre se méfie, s'écarte, l'observe. Il y a, comme dans tout le film, du comique, du burlesque dans cette situation. Et une indicible grâce qui se diffuse. Une grâce que décuple ce prodigieux plan qui suit, où le saint, conscient de son incapacité à soulager ses frères de la misère humaine, qui voudrait porter sur ses seules épaules toute la souffrance du monde, se laisse tomber par terre, face contre terre et prie en pleurant, au milieu d'une prairie constellée de pâquerettes éclatantes comme des étoiles. La caméra se redresse, se lève et s'arrête sur le ciel nocturne, lui, vierge de tout astre. L'inversion est réalisée. Le ciel est la terre. Où comment d'une limitation technique (un ciel en nuit américaine est dénué d'étoiles, puisque filmé en plein jour), on produit du sens et de la poésie. 

    Les nuits américaines sont sans étoile.


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