• Le mari de la femme à barbe

    Le mari de la femme à barbe

    Quand Ringling, talonné par son collaborateur, atteint l’estaminet, il se donne trois minutes pour régler l’affaire. Il vient d’acquérir avec son frère le Barnum & Bailey Circus et de le promouvoir en Ringling Bros & Barnum & Bailey Circus. Opération qui, d’un coup de cuillère à pot, l’a propulsé à la tête de la plus phénoménale entreprise de spectacles qui ait jamais été fondée sur terre et ses environs. La planète est à ses pieds. Les artistes du monde entier se bousculent pour manger dans sa main. Et au souvenir des prévenances et des cajoleries des plus motivés pour décrocher un contrat, il ne peut endiguer la vague de contentement qui le submerge et réprimer le sourire carnassier qui entaille son visage poupin et moustachu. C’est donc en conquérant et sûr de sa victoire, qu’il ouvre la porte. Il en franchit le seuil au moment même où une énorme barrique à poils et en robe traverse la salle de l’établissement, en traînant par le col et le fond de son pantalon un éméché que sa ration de genièvre a rendu un peu geignard et batailleur. Il lui cède le passage et la regarde qui, d’un jet de bras, balance l’ivrogne sur le trottoir.
    C’est elle ! se dit-il. Il la considère. Il est fasciné. Il en a vu d’autres, pourtant, n’est pas du genre à s’émouvoir aisément. Mais le cas qui se présente dépasse ses espérances. Il se félicite de son flair. Il s’applaudirait aussi, exalterait par quelques hourras et hip hip hip sa perspicacité et sa légendaire bonne fortune si les mines patibulaires des clients du cru ne le contraignaient à une circonspection de façade. My god, quelle femme ! Il la contemple, admire son autorité naturelle qui fait converger vers elle toutes les attentions et jubile. Il a eu raison de s’écouter et, malgré les réticences et les mises en garde de ses conseillers, de se déplacer jusqu’ici, à Thaon-les-Vosges. L’énergumène valait bien le voyage et le séjour dans ces contrées humides et reculées. La série de cartes postales, où elle se met en scène, lui avait montré quel profit il aurait à s’attirer les services exclusifs de la tenancière, d’autant que la guerre l’avait promue égérie des poilus et lui avait apporté en même temps qu’une notoriété indéniable, une popularité de corps de garde. Oui, il avait identifié un beau filon à exploiter ; n’avait imaginé, cependant, gisement si prometteur. Il ne la quitte pas des yeux.
    La matrone revient à son comptoir en s’essuyant les mains.
    — Bon débarras ! lance-t-elle.
    Aussitôt, elle repère les nouveaux venus, les dévisage. Des inconnus un peu trop endimanchés, guère dans leur élément. Elle les laisse s’approcher du bar et s’enquiert de leurs envies.
    — Ce sera quoi, pour ces messieurs ?
    Ringling, qui peine à apprivoiser la langue de Molière, interroge d’un sourcil levé son adjoint. Celui-ci lui traduit l’entrée en matière à laquelle, sans hésiter, l’homme de spectacle répond d’un BARNUM tonitruant, certain de l'effet qu’il a déjà plusieurs fois éprouvé. Il est habitué qu’à ce simple vocable jeté à la cantonade, en pâmoison l’on tombe. Clémentine, puisque tel est son prénom, n’est toutefois guère impressionnée.
    — Regardez qui v’là, s’adresse-t-elle à l’assemblée, Barnum himself !
    La femme, rouée qu’elle est, a immédiatement deviné les intentions des deux hommes d’affaires. Elle se lisse des doigts sa barbe frisée et abondante, en souligne le double panache afin d’en dégager tout le potentiel. Elle attend de pied ferme la proposition du producteur. Ringling, quant à lui, se délecte de la situation. La pauvre me prend pour Barnum, se dit-il avec un peu de pitié. Elle ignore qu’il est mort, il y a presque trente ans. Néanmoins, comme il connaît l’impact de ce nom sur les esprits, il se garde de la démentir, plaque plutôt ses mains contre la table du comptoir, sa façon d’annoncer sa mise, et lui offre sur le champ de l’engager pour une tournée internationale et surtout américaine, ponctuée d’exhibitions de prestige sur toutes les places qui comptent dans l’univers. D’un coup de menton, il ordonne à l’adjoint de mettre les points sur les i et de tirer presto de sa serviette un contrat en bonne et due forme, à parapher séance tenante. Le voilà, le doigt en bas de page, qui lui tend une plume prête à l’emploi. Clémentine n’est pas aussi pressée que lui et regarde ailleurs si elle n’y serait pas, en prenant garde de tenir haut son front afin que sa barbe, à son avantage, s’épanouisse en volume et en longueur. De sorte que le passant qui jetterait, par hasard et à travers la vitrine, un œil à l’intérieur du café de la femme à barbe ne pourrait que s’extasier de sa prestance et de la luxuriance de sa toison. Ringling, désarçonné par son indifférence, réfléchit. Trois secondes seulement, qui l’amènent à conclure que la charismatique velue ruse et que son détachement apparent n’est que feinte. Comment résisterait-on à l’appel de Ringling Bros & Barnum & Bailey Circus ? Il s’interroge et, d’une pression sur le bras de son collaborateur, répond : je m’en charge.
    Les enchères montent. Et à mesure qu’elles montent, que le cachet grossit et s’enrichit d’avantages en nature, qu’il s’agrémente de fastueuses perspectives mondaines, le silence gagne la salle. Le cercle des habitués de l’établissement se resserre autour des protagonistes et de leur négociation titanesque. Bouches bées, les clients écoutent l’Américain se répandre en chiffres et en noms faramineux – New York, Paris et le roi d’Angleterre sont invoqués – et restent suspendus aux poils de la patronne qui ne bronche pas, se demandant quand, bon sang de bon soir, mais quand elle topera. Elle ne tope pas et Ringling commence à douter. Il a épuisé tous ses arguments, est à la limite de la rupture. Il ne comprend pas. Elle devrait avoir signé depuis longtemps, et lui, être déjà sur le chemin du retour. Et il se trouve encore planté là dans ce café d’un bled cafardeux, face à une bande de culs-terreux pantois et à une ourse mal léchée qui fait sa chochotte devant le pont d’or qu’on lui présente sur un plateau. Il abat sa dernière carte et, ignorant l’air effaré de son collaborateur, celui stupéfait des spectateurs, consent trois millions. Si avec ça, elle ne cède pas, il veut bien se couper la moustache.
    L’auditoire a vu qu’elle a cillé et Ringling croit un instant emporter le morceau, tant que, saisi d’un éclair de lucidité et, concomitamment, d’une bouffée de panique, sa témérité lui apparaît dans toute son inconséquence. L’échine glacée, il se rend compte qu’il s’est emballé et que l’aventure risque de lui coûter la peau de son menton. Suspendu aux lèvres de Clémentine, il se palpe les siennes, puis les poils qui les surplombent, et concède à part lui que leur sacrifice serait préférable pour ses finances. Mais une parole est une parole et la sienne, celle d’un Ringling !
    Clémentine se caresse doucement la barbe. Elle est tentée. Les grands noms résonnent dans sa tête ; des images de palaces et de salles combles défilent sur la toile de ses rêveries ; les bruits des vivats se mêlent aux roulements des tambours qui annoncent son entrée en scène. Elle est là, face à une assemblée de princes et d’artistes, qui n’ont d’yeux que pour elle et son opulente pilosité, qui redoublent d’hommages ; elle siège au centre de toutes les attentions. Oui, au centre de toutes les attentions. Ses prunelles brillent ; un frémissement parcourt la salle. Elle va consentir, elle va signer. Les clients du café sont figés dans l’attente de son acquiescement, quand Ringling et son collaborateur, tétanisés, le redoutent. On entend une mouche voler et soudain, le tintement du tiroir-caisse du bar, derrière lequel Joseph se tient. Joseph qui a rompu le charme sans le faire exprès et qui rougit.

    Quelques mois plus tard, Clémentine s’installe à Plombières-les-Bains, accompagnée de son mari et de sa fille adoptive Fernande ; sur le champ, y ouvre une boutique de lingerie fine et de dentelles. La renommée de l’imposante patronne barbue, trônant au milieu de ses petites culottes, se propage vite dans la région et la clientèle afflue. Elle songe parfois à ce jour où Ringling lui a déroulé le tapis rouge et offert le monde ; elle ne regrette rien. Elle n’est pas une bête, répète-t-elle à qui veut l’entendre, pour se convaincre elle-même qu’elle a pris la bonne décision. Elle n’est pas un animal de foire. Elle se tourne vers Joseph qui s’est à nouveau attribué la caisse, son poste de prédilection. Le regarde, apitoyée. Son pauvre homme est tout de même mieux ici, au cœur de cette cité thermale tranquille où les eaux bénéficient à sa complexion fragile. D’ailleurs, il souffre un peu moins de ses rhumatismes, note-t-elle. Il s’aperçoit qu’elle l’observe, lui adresse un petit sourire douloureux de son tabouret.
    — Joseph, murmure-t-elle dans un soupir.
    Que ferait-il sans elle ?


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