• La 13ème mort de Janka

    La 13ème mort de Janka

    Janka regardait d'un air dégoûté ses mocassins en peau de rat. Les chaussures ne résisteraient pas longtemps aux gravats. Il le déplorait, quand Clémence lui tendit le menu du jour. Il accepta l’assiette, renifla les saucisses lentilles et montra ses pieds à la bénévole.
    — C’est pas adapté !
    La bénévole s’étonna.
    — De quoi ?
    — Les grolles, elle sont pas adaptées, précisa-t-il.
    Elle haussa les épaules. Qu’y pouvait-elle ?
    — C’est pas moi qui m’occupe de ça.
    Elle pointa le menton en direction des camions qui s’effilochaient à droite, accrochés aux barbelés.
    — Va voir par là.
    Il en venait, de là ! Des heures à y marchander son sursis. Il ne jugea pas utile de l’en informer ; changea de conversation.
    — C’est tout ? demanda-t-il, en trempant son index dans la sauce.
    Il prendrait bien une louche supplémentaire. Tous les jours, il prendrait bien une louche supplémentaire.
    — Allez, sois gentil, Janka !
    Il y avait de la lassitude dans la voix de la femme, une telle résignation que Janka déduisit qu’elle n’y croyait plus. Il y mettait du sien, pourtant ; il respectait les consignes, jouait sa partition avec constance et application. Il n’insista pas, l’abandonna à son service. Derrière lui, Dof attendait son tour.
    — Je t’aime, la salua-t-il et il s’éloigna du van.
    Il sentit les regards de Clémence couler le long de son dos, tracer des points d’interrogation sur la polaire élimée qu’on lui avait attribuée. Il savait qu’il ne la reverrait pas, n’était pas persuadé qu’elle en savait autant. Il avisa un parpaing en face du bloc numéro 6, s’assit. Dof le rejoignit avec sa portion.
    — C’est bon ? l’interrogea-t-il.
    Janka haussa les épaules. Il y avait longtemps qu’il ne se souciait plus de savoir si c’était bon ou pas. Néanmoins, il répondit oui. Comme d’habitude. Il se poussa pour que son compagnon s’installât à ses côtés et avala une nouvelle cuillerée. Dof entama à son tour son repas.
    — C’est dégueulasse, commenta-t-il.
    Janka acquiesça. Comme d’habitude. Il ne comprenait pas pourquoi Dof persistait à donner son avis. Le laissait dire. Il se demandait plutôt où échouerait Clémence, après ça. Si elle aurait des ennuis. Il l’observa derrière son comptoir. Elle raclait le fond de la marmite, remplissait des gamelles de son liquide brunâtre et jetait des coups d’œil dans sa direction. De là où il se trouvait, il voyait sa poitrine tressauter en cadence avec les va-et-vient de sa louche. Il se représentait le durcissement de ses tétons, excités par leurs frottements contre le textile de sa blouse, une matière aussi rêche que sa langue. Il tâcha de ne plus y penser, se détourna. La porte du bloc numéro 6, devant lui, se substitua à l’image des seins et attira son attention. Elle branlait. Du coude, il alerta Dof ; d’un coup de tête, lui désigna les murs qui palpitaient.
    — C’est Bazouf !
    Janka sourit. Bazouf se réveillait ! Et déjà, volaient à travers le camp les chevaux de vent arrachés aux miradors. La poussière accompagnait les détritus dans leur tour de guet. Des cailloux roulaient, emportaient des morceaux de tôle ondulée dans leur sillage. Clémence rabattit son store métallique, ferma la cantine. Janka se dépêcha de terminer sa ration, avant que Bazouf s’en chargeât. Il engloutit le dernier morceau de saucisse congestionné et se redressa. Dans un geste de défi, il brandit son assiette, la lança. Bazouf l’expédia jusqu’au bloc numéro 7, la fracassa contre un poteau planté de travers, autour duquel une corde était entortillée ; le corps séché et réduit du dernier fugitif désigné de la zone y pendait encore. Des débris allèrent se planter sur la plate-bande de terre qui délimitait le territoire des voisins et dispersèrent des éclats de lumière au-delà de leurs lignes brûlées.
    — T’aurais pas dû faire ça, intervint Dof.
    Il n’aurait pas dû. Il s’en moquait. Que cela pouvait-il changer, maintenant ? Il tendit sa cuillère à son compagnon. Dof s’en saisit, n’eut pas le temps de le remercier. Arc-bouté contre Bazouf, Janka s’était élancé à l’assaut de l’allée verticale, la remontait déjà.
    Il longea le véhicule atrophié de Clémence. Aperçut ses yeux derrière un hublot enrubanné de gros scotch. À peine les vit-il qu’il le regretta. La vitre explosa et Bazouf s’en empara. Janka bondit sur les orbites propulsées, s’accrocha à leur trajectoire. Des larmes suintèrent des prunelles. Elles lui tailladèrent les paumes et les poignets, vitrifièrent sa volonté. L’écorché pria pour que le supplice finît.
    Ainsi à la traîne, il dépassa les frontières du camp. À cheval sur la queue de la comète, il franchit son horizon calciné et hérissé de barres enluminées d’étincelles. Une étendue de décombres se déploya. Bazouf cessa de souffler. Janka chuta.
    Il se ramassa sur un amas de déblais. Malgré sa peau brûlée par les perles lacrymales de Clémence, il chercha dans les cendres les globes incendiaires. Il remua la terre ; ne les trouva pas. Il creusa encore, renonça. La bénévole s’était dissoute. Il fallait se résigner à sa perte. Il s’assit alors et contempla le désastre. Autour de lui, le champ de son évasion s’étendait à perte de vue. Il ne distinguait pas le camp mais savait qu’il n’était pas loin, caché par un mirage, par l’une des innombrables colonnes de sable qui contorsionnaient le décor. Il devait faire semblant de le fuir pour que les autres à ses trousses puissent aussi faire semblant de le traquer. Conformément à la règle. Selon la répartition des rôles.
    Il considéra ses mocassins en peau de rat, qui se délitaient déjà. Bazouf souffla sur les braises. Les mocassins lui rongèrent les pieds et s’échappèrent en couinant.
    Quand ils l’attrapèrent, une corde lui avait poussé autour du cou et il se balançait au gibet du bloc numéro 6. Il semait à la volée des mandragores sur le sol pouilleux et se demandait ce qu’il y avait derrière la grande enceinte en béton ardent, qui entravait la marche de Bazouf. Janka rêva que c’était la mer, puis il se racornit.


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